Résumés des interventions de la Journée du 17 octobre 2014

 10h35 Dominique Pestre (EHESS, CAK) 

Les temporalités des sciences, du laboratoire à lʼespace public.

Après quelques remarques préliminaires sur la nature du travail scientifique, je proposerai de regar­der le temps interne des sciences, les conceptions du temps qu'elles mobilisent, du temps réversible des physiciens et mécaniciens au temps historique de la géologie et de la cosmologie. A une toute autre échelle, je regarderai ensuite les temporalités de l'expérience, les tempo­ralités du travail expé­rimental que je définirai comme relevant de cinq modalités. Je considérerai ensuite les temporalités des controverses autour des faits et interprétations au sein des communautés scientifiques elles-mêmes – avant de terminer par quelques remarques sur le temps public des sciences et des produits techno-scientifiques : du temps de la conception et définition des produits au temps des marchés et de la propriété intellectuelle, au temps des effets du déploiement technique, de la contestation et des régulations mises en place.

 

11h30 Maddalena Cataldi (EHESS, CAK) 

Régimes de pré-historicité. Modernes et Sauvages dans la construction de la Vallée des Merveilles comme objet scientifique.

Le site archéologique de la Vallée des Merveilles (Alpes-Maritimes, France) préserve près de 40.000 figures, datées du chalcolithique jusqu'à l'age du Bronze, gravées sur les rochers des vallées qui entourent le Mont Bego (2.872 m).

Connues depuis le XVIIe siècle, ces représentations sont interprétées, dans une chorographie de la région, comme l'ouvre d'anciens bergers, "désireux d'occuper leurs heures".

Au tournant du XIXe siècle, dans une des statistiques descriptives issues de la Révolution, les mêmes figures semblent pouvoir fournir la preuve pour trancher le débat sur le véritable lieu du passage de l'armée d'Hannibal par les Alpes.

Au milieu du XIXe siècle, par contre, les gravures du site de la vallée des Merveilles, sont interprétées comme des vestiges préhistoriques par la communauté scientifique émergente des préhistoriens. Cette interprétation se construit dans le discours de la discipline préhistorique au moment même où celle-ci est en train d'émerger comme discipline scientifique. Dans ce contexte, les gravures vont être interprétées entre autres comme les productions des bergers de l'âge de la pierre, comme des vestiges des Guanches (une peuplade de la race de Cro-Magnon provenant des Canaries) où alors comme des ex-voto pour une divinité préhistorique. Ces différents interprétations émergent dans le cadre de la définition, par cette communauté de scientifiques, de l'époque de l'âge du Bronze, et donc d'une des cultures préhistoriques.

On assiste à la construction double des méthodes scientifiques qui vont permettre la datation des cultures, mais aussi à l'organisation des cultures en un système qui traduit une progression des cultures les plus sauvages aux plus modernes.

 Ma contribution va d'abord utiliser la notion de "régime d'historicité" pour décrire les différents interprétations qui se sont succédées dans l'histoire longue de la construction du site de la Vallée des Merveilles comme objet scientifique. Quelle type de compréhension apporte cette notion dans le cas d'un objet scientifique qui traverse, dans son histoire, différentes époques et différentes communauté épistémiques?

En outre, cette contribution explore la relation entre la construction du savoir sur l'Homme préhistorique et la construction des outils conceptuels susceptibles de permettre la connaissance de ses cultures. on interrogera la notion de "régime d'historicité", en tant que "artefact" d'historien, "que valide sa capacité heuristique" dans le contexte de l'émergence d'une discipline scientifique qui a comme programme la ré-définition des rapports entre Modernes et Sauvages sur un plan scientifique.

Est-ce que les différentes attributions (bergers sans histoire, peuple des Guanches) peuvent être comprises comme porteuses des différents "régimes d'historicité"? Qu'est ce qu'il deviens la construction collective d'un outils scientifique à l'épreuve de cette notion, quels éléments sont éclaircis, quelle comprehension nouvelle apporte cette notion?

L'analyse de la construction de la datation du site de la Vallée des Merveilles veut s'interroger sur le fonctionnement de cette notion dans les études en histoire des sciences.

 

12h05 Catherine Goldstein (IMJ-PRG, CNRS,UPMC, UPD) 

Contextes, temps long et dynamiques du savoir mathématique.

Il a longtemps semblé évident —et par bien des aspects, ceci le reste — d'opposer un temps long de l'accumulation scientifique, voire l'éternité du savoir mathématique, à un temps court des organisations sociales, des valeurs et des pratiques. Les usages de cette opposition sont par ailleurs multiples : la traiter comme une évidence ; la filer en une opposition entre deux approches de la science, sociologique et épistémologique, ou deux conceptions du savoir, relativiste et absolue, ou deux histoires des sciences, contextuelle ou conceptuelle ;  la briser pour introduire des modèles de l'activité scientifique qui structurerait le temps long en temps courts dynamiquement articulés, paradigmes, champs de recherche, disciplines, découplages. J'avais suggéré en 1995 (Un théorème de Fermat et ses lecteurs, PUV) que cette opposition était une illusion, en particulier parce que le temps long inscrit dans les textes une contextualisation parmi d'autres. Je développerai dans l'exposé, à partir d'exemples concrets, plusieurs aspects de cet entremêlement entre temporalités et contextes.

 

14h00 Maurice Cassier (CNRS, CERMES3) 

Propriété et médicament: historicités en conflit.

 

Le médicament, l’innovation et l’industrie pharmaceutiques, me paraissent être des objets et des champs à partir desquels se construisent et se confrontent plusieurs conceptions de l’histoire de la propriété et de ses catégories, privées, publiques et communes, elles-mêmes d’une infinie variété. Des juristes, des économistes ou encore des philosophes de la propriété, ont fait valoir une historicité fondée sur une tendance à la normalisation de la propriété intellectuelle des médicaments : si de nombreux pays avaient pu faire valoir dans le passé des exceptions à la propriété exclusive des inventions thérapeutiques, pour prévenir des monopoles sur des produits d’intérêt public, ces exceptions ne sont aujourd’hui plus fondées et doivent s’effacer devant la montée de la science et de l’industrie dont les investissements, pour être récupérés, doivent bénéficier de droits de propriété étendus (Mousseron, Traité des brevets, 1984). Le présent absorbe et nie résolument le passé en même temps qu’il constitue une norme économique contraignante pour l’avenir. Cette tendance à la normalisation de la propriété intellectuelle est redoublée par une tendance non moins forte à la globalisation : tous les pays qui excluaient jusqu’ici les brevets de médicaments pour être à même de pouvoir copier les inventions thérapeutiques et de les fournir à bas prix à leurs populations – une quarantaine de pays jusque dans les années 1990- sont sommés d’adopter les normes de propriété des pays industrialisés s’ils entendent participer au commerce mondial régulé par l’Organisation Mondiale du Commerce mise en place en 1994. Qui plus est, selon ce modèle, l’innovation ne peut fructifier que sur la base de la propriété exclusive des résultats de la R&D.

 

Ces conceptions de l’histoire de la propriété, normalisée et globalisée par les efforts des pays du nord, âprement défendues par les firmes multinationales de la pharmacie, parfois promues par des institutions scientifiques – voir le rapport de l’académie des sciences des Etats-Unis « America’s Vital Interests in Global Health” 1997- n’avaient pas été formulées et installées qu’elles étaient aussitôt interrogées et contestées par les crises du temps de l’épidémie de sida, par les résistances des malades et de certains pays du sud, qui sont eux-mêmes susceptibles de produire d’autres historicités de la propriété. Ainsi, en avril 2013, les juges de la Cour Suprême Indienne déboutent les revendications propriétaires de la firme Novartis et, pour ce faire, ils se fondent sur une histoire à la fois nationale et internationale des exceptions à la brevetabilité des médicaments pour raison de santé publique et sur le constat d’un impact incertain des brevets sur l’innovation en Inde (Novartis/Union of India, Supreme Court of India, april 2013). La mobilisation du passé des conflits et de l’impact économique incertain du brevet permet de se délier des revendications présentes des grands propriétaires internationaux et de fissurer le modèle global et unique. Les associations de patients et les ONG médicales internationales sont également susceptibles de mobiliser des expériences passées d’appropriation collectives ou publiques  – par exemple les communautés de brevets ou les situations de non brevetabilité des inventions thérapeutiques appliquées avant l’OMC - et du présent – en inventoriant les solutions alternatives qui sont expérimentées, à l’instar du manuel publié en 2007 par un collectif, Intellectual Property management in health and agriculture innovation, a handbook of best practices, qui fait pas moins de 1700 pages-, ce qui a pour effet de défaire l’histoire et la domination du modèle propriétaire aussi bien par le passé, que par le présent – les expériences d’innovation sans brevet qui sont en cours pour les maladies dites négligées-, sinon par le futur – les proposition alternatives d’appropriation des inventions formulées par tel ou tel spécialiste de sciences sociales ou acteur collectif.

 Mon travail consiste à expliciter et à confronter ces différentes historicités de la propriété et leurs fondements, à décrire et analyser différentes solutions propriétaires qui le cas échéant sont oubliées, effacées, remobilisées, amendées, déplacées, par les acteurs contemporains. Pour cela, l’approche sociologique doit nécessairement être associée à l’approche historique pour étudier les moments de formation, de réforme et de crises des systèmes de propriété, pour faire l’histoire des solutions vaincues, oubliées, locales, réutilisées ou progressivement dominantes. Je m’attache par exemple à étudier certaines alternatives aux brevets d’invention, tel le rachat des inventions par l’Etat, qui fut expérimenté parallèlement au système des brevets en France pendant la première moitié du 19ème siècle, et qui fut ensuite écarté ou oublié par l’historiographie, avant d’être remobilisé au tournant des années 2000 par des économistes en quête de nouvelles solutions pour concilier innovation et santé publique (Cassier, Entreprises et Histoire, 2004). On peut en dire autant de formes d’appropriation commune des inventions, via l’histoire des pools de brevets dans la première moitié du 20ème siècle– Cassier, Sinding, History and Technology, 2008, ou via la nationalisation des inventions pharmaceutiques au Brésil – Cassier, Correa, Autrepart 2013. Une telle histoire de la propriété tend à rouvrir « l’espace des possibles » (cf Bourdieu sur « une approche génétique de l’Etat », Cours au Collège de France, le Seuil) tandis que le modèle de la propriété exclusive, aujourd’hui économiquement dominant et globalisé, imposé comme point de passage obligé, est restitué avec ses alternatives, passées, présentes et futures. Nous n’avons jamais été complètement propriétaires.

 

14h35 Sylvain Di-Manno (EHESS, CAK)

Les temporalités subalternes de l'observation géophysique, 1920-1940. Enjeux méthodologiques et politiques.

 

L'objectif est triple :
- insister sur (et visibiliser) l'importance du travail subalterne (dans toute sa diversité : observateurs-machines, mécaniciens, concierges, famille des concierges, etc) dans les sciences observationnelles, en particulier dans la vague d'industrialisation qu'elles connaissent à partir de la fin du XIXème, en m'appuyant sur mes recherches personnelles sur la géophysique, et sur des études de cas sur l'astronomie.
- faire apparaître les temporalités propres aux travaux subalternes (le temps quotidien et répété de l'observation vs le temps exceptionnel de l'analyse et de la découverte) en n'oubliant pas leur rapport à l'espace et à la matérialité; tout en faisant dégager les oppositions de temporalité entre deux groupes subalternes de l'observation ("auxiliaires", observateurs et calculateurs produisant du savoir au quotidien; et "personnels inférieurs", mécaniciens, femmes de ménage et enfants, etc, dont le travail s'apparente plus à la domesticité: reproduction continue des conditions matérielles du quotidien). J'insisterai donc sur les rapports entre temporalités et rapports sociaux constitués au sein de l'observatoire (rapports sociaux de classe et de prestige, de sexe, et d'âge).
- questionner les enjeux méthodologiques et politiques du difficile travail de reconstitution historique du quotidien des subalternes.

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